La faiblesse de croire

Publié le 28/01/2024
Michel de Certeau


« Dans sa particularité, la vie religieuse comporte, je crois, deux éléments complémentaires. D’une part, c’est un geste ; d’autre part, c’est un lieu. Le geste, c’est de partir, et on n’en a jamais fini. Le lieu, c’est une pratique communautaire, un partage actif, l’instauration d’un « faire ensemble », et cela aussi est toujours à reprendre.

Partir, cela signifie rompre avec le siège pour se mettre à avancer, faire un pas de plus pour avancer, ne pas se fier au support des mots bien garantis pour les confronter ou les conduire à une pratique, ne pas confondre la foi avec la solidité des institutions assises, préférer à l’opulence des apologétiques ou des installations la pauvreté du voyage. Aujourd’hui, la promesse des « vœux » est un geste de départ ; elle consiste à passer un seuil, et à tenir ce geste même comme un mode de vie, comme ce qui devra être incessamment refait, demain, après-demain, en d’autres jours et sur d’autres modes.

Mais ceci n’est possible qu’ensemble, dans une pratique communautaire. Le départ entraîne ailleurs, vers l’espace illimité, infini, qu’ouvre l’expérience de la foi ; mais il n’a de réalité que dans le vis-à-vis, dans l’échange et le partage. Les autres sont nos véritables voyages. Aussi la pratique de la communication est-elle le lieu réel de la vie religieuse. Chaque départ change, élargit, renouvelle ce lieu, qui reste pourtant la référence et l’enjeu d’une vérité qui n’appartient à personne en particulier. La communauté est finalement la règle de tous les gestes qui semblent d’abord la menacer : la relation est la loi, dans la vie du groupe comme dans l’expérience de la foi. Il n’y a plus de place ici pour l’individualisme qui accorde à un homme seul le privilège de définir la vérité en devenant le propriétaire, l’ermite ou le tyran du groupe. La vérité religieuse ne se capitalise pas. Elle ne peut que se partager. Elle partage. Aussi la pratique communautaire consiste-t-elle à faire ensemble cette vérité et à miser en commun sur l’acte de croire. Celui qui pense pouvoir être séparé de ses frères sans être séparé de Dieu, ou qui croit détenir ses frères sans faire de Dieu sa propre idole, celui-là se trompe et n’est plus religieux. Aussi le départ, aujourd’hui professé par des vœux, a-t-il pour lieu le nécessaire une « congrégation » de ce risque, une communauté qui rend possibles des voyages réels et qui doit être constamment changée par eux. »

Michel de Certeau, La faiblesse de croire, 1987.